Nous avons passé la frontière turque samedi 26 octobre, en fin d’après-midi. Non sans émotion. Il faisait un temps magnifique, presque trop chaud pendant les 10 km de montée qui nous ont menés au poste. Le froid et la neige que nous redoutions pour une fin octobre n’étaient que fantasmes et appréhension. Certes, les feuilles tombées au sol et l’air frais à l’ombre nous rappellent que nous sommes bel et bien en automne, mais le temps est splendide et encore très doux pour cette période de l’année.
Le douanier turc a tamponné nos passeports rapidement sans nous poser de question, un peu intéressé tout de même par notre attelage. « Ohhhh ! Difficult ! Mountains » nous a-t-il lancé en apprenant que nous allions à Istanbul. Des montagnes nous savons que nous allons en croiser des belles en Turquie. On nous l’a souvent dit. Nous sommes donc un peu préparés. Ce que nous n’attendions pas cependant c’était de tomber sur une superbe route juste après le poste-frontière. Une véritable piste de course sans voiture. Certes bien montagneuse, mais lisse comme de la peau de bébé et munie d’un véritable accotement. Nous aurions pu en pleurer de joie si nous étions plus émotifs. Je n’ai malheureusement pas pu profiter d’un des grands plaisirs du voyage à vélo, et descendre à toute vitesse cette belle route droite sans freiner, les oreilles dans le vent. La jante de ma roue avant étant bien abîmée, je n’avais pas trop envie de faire un vol plané à 50 km/h. J’ai donc pris mon mal en patience et scrupuleusement respecté notre organisation spatiale ; Ronan devant et moi derrière, ne risquant pas de me faire passer dessus par un vélo ET un chariot si je finissais sur la chaussée.
La visite
Heureusement, mon baptême de vol libre n’a pas eu lieu et l’événement traumatique de la semaine a été tout autre. Il s’est produit samedi soir, sur notre premier endroit de camping sauvage turc, en pleine forêt, à une douzaine de kilomètres du village le plus proche. La nuit était déjà bien tombée, mais nous venions juste de rentrer dans la tente. Alors que j’étais en train de faire téter Yanaël pour l’endormir, je commence à attendre un bruit de feuilles suspect. Le bruit s’amplifie et semble se concentrer vers le chariot. Je donne un coup de coude à Ronan.
– T’as entendu le bruit?
– Oui
– Tu penses que c’est quoi ?
– Je sais pas
– T’as laissé un sac dehors ?
– Non
– Mais on dirait qu’il essaie d’attraper quelque chose…
Depuis que nous dormons dans des zones plus sauvages, nous prenons habituellement soin de mettre la sacoche avec la nourriture dans le chariot fermé, souvent accompagné du sac-poubelle. Par contre, comme nous sommes plutôt paresseux et souvent tardifs dans notre repas du soir, nous disposons notre casserole et nos assiettes sales sous le chariot, en attendant de faire la vaisselle le matin s’il nous reste assez d’eau. Nous n’avons jamais eu de problème ni de visite jusqu’à ce jour. Les animaux se manifestent quelques fois de loin. Nous avons plusieurs fois entendu des aboiements de chevreuils ou des cris de renards durant la nuit, mais jamais de bruits autour de la tente. La bête sauvage du moment semblait donc en vouloir à un sac ou à la casserole, mais c’était difficile de savoir exactement quoi. Elouan, tout à fait alerte, s’est mis à s’inquiéter aussi :
– C’est quoi… c’eeest quoooooiiiiii !!!!!!
– C’est rien t’en fait pas, c’est juste un animal….
– Oui mais c’eeeeeest quoooooooiiii !!
– Je sais pas, ça doit être un renard. T’inquiète pas !
– J’ai peur ! J’aaaaaiiiiii peeeeuuuuuur ! J’aaaaaaiiiiii peeeeeeuuuuuuur !
– Mais non, mais non arrête, t’en fais pas, Papa va arranger ça !
Et là deuxième coup de coude à Ronan. Mais Ronan, peu préoccupé, n’avait pas l’intention de bouger de son sac de couchage. Alors Elouan du haut de son petit courage s’est mis à crier dans la tente pour faire fuir ledit animal. Silence. Nous avons attendu de voir si la tactique avait fonctionné. Il semblait que non. J’en ai remis une couche pour supporter Elouan et ensemble nous avons lançons des cris de bêtes. Pas idiot le renard… Il continuait à fricoter sans gêne. J’ai décidé d’agir avant que l’intrus nous vole notre casserole. J’ai posé Yanaël presque endormi et attrapé la lampe frontale. Je voulais quand même essayer de voir ce que c’était. Heureusement pour moi, Yanaël a commencé à pleurer, je l’ai repris rapidement avant de donner un troisième coup de coude à Ronan qui s’est enfin décidé à jeter un œil dehors. Ziiiiiip. Ouvre la porte de la tente. Ziiiiip. Ouvre l’abside. Bref coup de lampe frontale. Rien. Reziiip ! Ouf ! Nous étions prêts à nous remettre dans nos sacs de couchage et à nous endormir paisiblement lorsque le bruit a repris de plus belle, avec force et convictions. Ça grattait fort et ça bougeait. Nos trois cœurs ont dû arrêter de battre en même temps. La famille Trouillard n’en menait plus très large dans la tente. Nous ne savions plus s’il fallait faire taire Elouan qui s’était remis à pleurer, terrorisé, ou l’encourager à crier plus fort. Quatrième coup de coude à Ronan avec argumentation en prime. Il fallait trouver un moyen de faire du bruit, du vrai, pour le faire déguerpir, ce sale voleur. Pris d’un élan de mâle protecteur il a empoigné la bouteille d’eau et l’a écrasée, tapée et secouée énergiquement en poussant un hurlement digne des guerriers maoris. La tactique a enfin fonctionné et nous avons entendu l’intrus s’enfuir. Ouf ! Nous ne saurons jamais ce que c’était vraiment, mais nous avons retrouvé la casserole à vingt mètres du chariot le lendemain matin, preuve que ce n’était pas un écureuil !
Le soir suivant, nous étions prêts à rentrer le couvercle de la casserole et un énorme bâton dans la tente pour taper dessus (le couvercle) à grands bruits s’il le fallait, mais nous en avons eu point besoin. La belle forêt de feuillus sans feuille a vite laissé place à une forêt de conifères, puis à une végétation basse, semi-désertique, rappelant les paysages du bassin méditerranéen. Gros rochers, pâturages rocailleux et épineux. Peu de chance de voir des loups par ici, nous sommes-nous dit.
Il semblerait pourtant qu’il y en ait puisque les jours suivants nous avons croisé quelques bergers accompagnés de leur kangal. Ces énormes chiens bergers typiquement turcs arborent des colliers à pics tellement longs et pointus qu’on dirait qu’ils sont préparés pour une soirée sado-maso. Ce serait leur protection contre les loups, parait-il. Pas très rassurant tout ça. Pas tant les loups que les chiens. Déjà bien stressés avec ces bestiaux en Roumanie et en Bulgarie, nous appréhendons les rencontres, surtout groupées. Nous savons que les chiens errants ne sont que rarement une menace, sauf lorsqu’ils sont en meute et qu’un d’eux décide qu’il a envie de s’amuser un peu en courant après des cyclistes. Ils s’entraînent vite ensemble et ça peut vite devenir très ennuyeux, voire carrément éprouvant. Mais les pires sont souvent les chiens qui gardent quelque chose, en l’occurrence une maison ou un troupeau…
Dans le premier cas, la plupart des chiens sont attachés ou derrière une clôture, mais dans le deuxième cas ils sont libres et responsables. Ce qui leur donne tous les droits en matière de gardiennage. Nous avons subi quelques assauts en Roumanie de ces chiens bergers sans leur maître et c’était de véritables attaques. Les chiens n’hésitent pas à de te barrer la route. Ils grognent, aboient, le poil hérissé, les babines retroussées en essayant de t’attraper quelque chose. J’ai déjà senti l’impact d’un gros chien sur mes sacoches arrière et de battre mon cœur s’est arrêté. La route devient vite un calvaire et le moindre signe d’un chien te donne des palpitations. J’en suis même venu à sursauter en voyant des chats…. (ce n’est pas une blague).
Bref, nous n’avons aucune envie de croiser des kangals en train de garder leur troupeau seul et c’est à peu près notre plus grand stress en Turquie. Nous avons même changé de route jeudi lorsqu’on homme nous a déconseillé d’y passer à cause des chiens… Petite route de montagne nous a-t-il expliqué avec beaucoup de chiens. Problem, problem ! D’accord, nous n’irons pas ! C’est toujours embêtant de savoir si les gens exagèrent ou donnent de fausses informations, mais pour cette fois nous n’avions pas envie d’aller vérifier. Ça aurait sûrement donné une situation d’engueulade assez mémorable «Vas-y, vas-y pédale ! » « Ouais ! Je t’avais dit qu’il fallait pas passer ici ! » Avec les chiens écumant et hurlant sur nos talons…
Pour l’instant, les chiens turcs semblent assez tranquilles. Il y en a des dizaines dans les villages et les villes. Ils ne sont pas toujours en forme, parfois très mal en point, mais ils sont toujours sympathiques, espérant récupérer quelques vieux bouts de sandwich.
A ta turque
Le voyage est un parfait équilibre entre l’attente et l’ennui. Non pas un ennui dans le sens de non intéressant, mais un ennui comme un regret. Nous passons notre temps à espérer et à regretter. Espérer de nouvelles découvertes savoureuses, pétillantes et mémorables. Pour ensuite les regretter. Depuis que nous sommes partis, nous nous ennuyons déjà, outre du gigot d’agneau accompagné des creusets aux chanterelles que nous avait préparé Carole, la sœur de Ronan ; du pain et des multaschen allemands, des gaufrettes chocolatées tchèques, des pirogis et des pâtisseries polonaises, des beignets roumains, du salami bulgare, etc. Découvrir et regretter sont les deux façons les plus intenses de savourer quelque chose. Il ne s’agit pas seulement d’éléments culinaires, mais de tous moments, rencontres, et paysages qui nous ont procuré un sentiment de bonheur. Dès que l’on passe le stade des premières fois et que l’on tombe dans l’habituation, on oublie la joie que nous procurent ces choses simples. Nous les prenons pour acquises. Et il faut passer une frontière pour le réaliser.
Notre passage en Turquie nous a procuré un petit choc culturel. Le deuxième véritable depuis que nous sommes partis, après celui de l’Ukraine. Deuxième sortie de l’Union Européenne récompensée par une arrivée dans un autre monde. Celui de la culture musulmane. Les mosquées ont remplacé les églises. Elles crachent leur célèbre prière des haut-parleurs un peu saturés. Dès 5h30 du matin pour la première.
Les villes et villages sont pour l’instant peu intéressants, sauf pour l’ambiance générale qui en émane. Les multiples salons de thé alternent aux petits commerces et épiceries. Avec tous les hommes réunis pour prendre le thé. Nous avons rarement senti autant le poids des regards sur nous. Tout le monde nous regarde ! Et il y en a du monde. Des files de messieurs assis à ne rien faire. Nous lançons des « marhaba » un peu timides et on nous répond avec enthousiasme et curiosité. Il n’est pas rare qu’on nous invite à prendre le thé. Soit par un des hommes assis, soit par le gérant du salon de thé qui refuse de nous donner la note.
Le très joli drapeau turc, rouge avec en son centre un croissant de lune et une étoile, orne toutes les rues, beaucoup de commerces et habitations. Il faut dire que nous sommes arrivés en pleine fête nationale. Le 29 octobre 2013, les Turcs fêtaient les 90 ans de la création de la République de Turquie. Instaurée par Mustafa Kemal Atatürk, le « père » de la Turquie contemporaine. Tous les commerces ont des photos, des calendriers, des drapeaux avec son visage. Chaque ville a son parc, sa statue et bien plus encore à son effigie. C’est un véritable culte.
Anne ma sœur Anne ne vois-tu rien venir
La descente des montagnes après la frontière a coïncidé avec une baisse d’énergie générale. Depuis un mois nous n’avons pas pris plus d’une journée complète de repos. Pas malin… Notre rythme plutôt tranquille le long de la côte bulgare nous a fait illusion jusqu’à notre arrivée en Turquie. Mais nos batteries sont désormais à plat. Les kilomètres pour Istanbul diminuent doucement, mais les 80 km restants nous semblent presque impossibles à parcourir. Nous avons l’impression de nous traîner sur nos vélos et c’est un peu ce qu’on fait. À peine plus de 20 km par jour. Depuis qu’il n’y a plus de camping ouvert, il nous semble plus difficile de nous poser quelques jours au même endroit. Nos deux nuits d’hôtel par semaine gonflent déjà bien notre budget, nous avons donc tendance à ne pas trop en abuser. Surtout que le temps est encore très beau pour camper. Sauf que nos bivouacs à l’extérieur des villages ne sont pas toujours adaptés à un moyen séjour, souvent par manque de provisions et d’eau… Nous repartons systématiquement.
Notre attendons donc notre séjour à Istanbul avec impatience. Pour la première fois du voyage nous allons rester 12 jours au même endroit. Les parents de Ronan préparent leurs valises pour une deuxième fois et viennent passer 10 jours avec nous. Pour notre grand plaisir et l’extrême bonheur d’Elouan qui nous supplie de le laisser repartir avec eux…
Sandrine
p.s. Nous avons pris un peu de retard pour mettre le blog à jour puisque nous étions dans l’impossibilité d’accéder au site. Les turcs ont bloqué notre blog…
p.s.s Merci pour tous les commentaires concernant les photos. Je suis ravie que mes images soient appréciées. Sachez toutefois que Ronan prend de plus en plus plaisir à faire des photos et qu’un troisième petit photographe se cache quelques fois derrière la caméra !
Alors nous vous souhaitons un bon repos bien mérité à Istanbul. profitez bien de se moment avec les grands-parents.
Bisous des kanaky’s humide euh trempé de la Nièvre
mince ça fait du bien d’avoir de vos nouvelles! Vous pouvez pas savoir! Pas pris de vacances cette année mais en février quoiqu’il arrive on fait les bagages! Reste à choisir une destination, vous pouvez peut être nous aider? Je vous embrasse!
Bravo Sandrine! Tu m’as fait bien rire.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx
Joli texte plein d’humour. Bravo, Sandrine…Les chiens, quelles sales bêtes et quelle vilaine engeance, sauf les dogues-trotteurs comme Venise, bien sûr. Avec ces tas de poil puants et hurlants: ne jamais montrer sa peur. Ils la reniflent, ces corniauds, et redoublent d’agressivité. Deuxième tactique très efficace si on n’a pas de fouet – qui fait – klak: leur balancer de l’eau. Ils détestent ça. Bonne route et bon courage!
Sophie et Patrick
P.S. Contre les bêtes inconnues qui rôdent la nuit à côté de la tente, vient de me venir une idée: avoir un paquet de pétards au cas où . Tu en balance un dehors… Mieux que la bouteille plastique…P&S
Reposez-vous chez une mamie turque qui vous gavera de pâtisseries, c’est la solution !
Et attention aux ours !
Bises