Des nouvelles de nos amis communs

Quatre aéroports, trois avions, 12h de voyage (et un bilan carbone apocalyptique) : Nathalie et moi sommes fatigués en atterrissant à Héraklion, mais heureux d’être là. On récupère nos gros sacs, qui contiennent nos affaires de camping, et on se dirige vers le hall des arrivées de ce tout petit aéroport.

Là, les mains sur la barrière, les yeux pleins d’impatience et de joie, nous accueille Elouan. Dans sa réserve habituelle, Ronan attend en retrait. Il a la barbe folle et le visage marqué par le soleil, mais il respire la santé et la bonne humeur. Les retrouvailles sont un peu singulières, partagées entre la simplicité des rapports entre vieux amis et le vertige de tout ce que nous avons à nous dire. Voilà un an et demi qu’on n’a pas vu nos camarades, et dix mois qu’ils ont quitté Nevers pour parcourir l’Europe à vélo. Toute notre curiosité ne saurait tenir dans un simple « Salut, ça va ? »

Sandrine nous attend à l’hôtel avec Yanaël, qui sort de sa sieste. Elle nous ​reçoit avec la gaîté qui la caractérise. Tous ont bonne mine. L’ambiance est joyeuse, dans le capharnaüm de la petite chambre.

Pour nous ménager, Sandrine et Ronan se sont arrêtés dans un établissement confortable où Nathalie et moi allons pouvoir nous reposer de notre long vol. Sandrine a négocié des tarifs presque deux fois moindres que ceux de saison. On passe la soirée à discuter, pendant que les pâtes n’en finissent pas de cuire, sur la petite plaque électrique de leur chambre. Les enfants sont adorables : joviaux, gentils et bien élevés. On fait connaissance avec Yanaël, qui n’était pas né la dernière fois que nous​ nous sommes vus. Je joue aux Lego avec Élouan : il attendait ça depuis notre dernière conversation sur Skype. Les parents nous livrent de premières impressions de leur épopée, dont ils parlent avec une humilité déconcertante.

Au matin, Ronan et Nathalie partent chercher la voiture de location. Bien qu’on ait récemment découvert nous aussi les joies du voyage à vélo, il ne nous était pas possible de venir avec tout notre équipement. On a donc opté pour la formule voiture+bivouac, dont Nathalie et moi sommes coutumiers ; une expérience à laquelle nos amis sont enchantés de s’essayer, sur cette île si montagneuse. (Sandrine confessera plus tard que sans l’alibi de notre visite, ils n’auraient pas assumé de s’accorder une parenthèse motorisée.)

En attendant leur retour, Sandrine et moi allons faire les premières courses et préparons les sacs.

Après de difficiles recherches, ​les deux prospecteurs reviennent avec une voiture dans laquelle on fait entrer de toute justesse notre barda. Élouan dispose, en guise de rehausseur, d’une sacoche qui ne rentre pas dans le coffre. Yanaël, à la mode orientale, voyagera sur les genoux de ses parents. (Veuillent les grands-parents nous pardonner.) Les vélos resteront entreposés à l’hôtel.

Vroum, vroum : Nathalie met le contact, et nous voici partis pour ​dix jours d’​une heureuse itinérance en Crète.

Si l’est de l’île, par où sont arrivés Ronan et Sandrine, les avait un peu déçus, le sud et les terres centrales font l’unanimité. Je me trouve bien maladroit quant à décrire ces paysages si simples, qui pourtant me laissent bouche bée. Nombreuses oliveraies et vignobles, arbres fruitiers bourgeonnants, herbe grasse qui fleurit au fil des jours, collines douces, plaines fertiles, monts enneigés et plages d’où l’on admire les îles alentour. La nature est généreuse et accessible. Elle nous éblouit sans cesse. Les lacets des montagnes offrent des vues époustouflantes sur la mer. Moult chapelles et fontaines ponctuent la route de toute part. Les villages, toujours charmants et animés, sont peuplés d’une gente amicale et décontractée. La campagne est pastorale ; on entend toujours d’un côté ou de l’autre la sonnaille ou le bêlement d’une brebis.

Comme le temps est idéal, on peut profiter pleinement du grand air. On se baigne, on se promène, on pique-nique dans l’herbe, on veille autour du feu de camp.

Le premier soir, on s’installe dans un endroit magique où des oliviers peut-être millénaires côtoient les vestiges d’un temple antique bien plus ancien encore. Mais la nuit est perturbée par un trouble-fête, sans doute un gamin des environs, qui brise la vitre de la voiture à la recherche de quelque trésor, tandis que nous venons de nous coucher. Le voleur s’enfuit en courant quand il entend les glissières des tentes qui s’ouvrent, nous laissant avec l’embarras des dégâts.

Mais l’incident n’a pas tant de répercutions. Il nous fournit l’occasion d’une visite au poste de police, où glandouillent de sympathiques agents, et d’un shot de raki, que nous offre le garagiste chez qui on aspire les bris de verre. On poursuit notre aventure avec une nouvelle vitre en scotch transparent, étonnamment résistante et étanche.

Les quelques jours suivants, on bivouaque sur des plages, plus calmes et belles les unes que les autres, montant les tentes de préférence devant le panneau d’interdiction de camper et de faire des feux. On est toujours bien accueillis par les quelques autochtones qui surprennent notre installation.

​La matinée commence rituellement par une série de cafés dans la petite cafetière italienne que Sandrine transporte depuis Nevers. Pareil attirail prête à sourire, dans les conditions où ​ils ​voyagent, mais il faut bien dire que c’est un tout autre plaisir que celui du café soluble ! On prend tout notre temps pour le petit déjeuner, généralement suivi d’un bain de mer, au moins en ce qui concerne Elouan. Puis on remballe le matériel, et on parcourt une première portion de route, pleins d’admiration pour les paysages, jusques à l’heure du déjeuner, où on s’approvisionne pour un pique-nique, qu’on a soin de prendre sur un site avec vue panoramique. Chaque jour, on trouve le temps d’une visite ou d’une promenade. Un jour c’est un monastère pourvu d’un parc animalier ; un autre c’est un sentier à travers une palmeraie, qui nous transporte dans de lointaines contrées.

​​On cherche notre nouveau campement en fin d’après-midi, assez tôt pour avoir le temps de nous installer et de commencer à cuisiner avant la nuit. Si on a un peu de peine certains soirs à trouver notre endroit, la Crète offre une campagne globalement très propice, et pas un​e fois on ne se trouve déçus d’où nous passerons la nuit.

On avance au début par petites distances de 40-50 kilomètres​ : pas beaucoup plus qu’à vélo, mais avec des dénivelés qu’on n’aurait pas osé affronter autrement. Puis la géographie montagneuse nous force à de longs détours pour rejoindre l’extrême ouest de l’île. On fait escale à Chania, joli petit port Vénitien où on passe une nuit en hôtel et où on saisit l’occasion de laver notre linge.

La côte occidentale diffère assez de ce que nous avons vu précédemment, plus aride, plus brutale. Le temps se gâte un peu. Pour se protéger d’un possible orage, on passe une nuit dans le chantier abandonné d’une villa avec vue sur mer. Cet intermède nuageux est juste suffisant pour nous rappeler la chance que nous avons depuis le début côté météo. Le soleil fait son retour le lendemain.

Le dernier soir, suite à la recherche infructueuse d’un site archéologique qui paraissait accessible sur la carte, on campe, à seulement 200 mètres d’altitude, dans un véritable paysage de montagne. Autour du feu, on fait le bilan enthousiaste de cette belle échappée.

De soir en soir, tous les sujets passent dans ces conversations de coin de feu. Bien entendu, les questions pleuvent quant au voyage. Faire un bout de route avec nos amis nous offre l’opportunité d’entendre parler de leur aventure sous de nombreux aspects. Comme nous aussi avons des projets de voyages, on parle souvent de technique : quel équipement est utile, quel matériel est solide, quelles dépenses sont fécondes. Après dix mois de bourlingue, ils ont cassé ou perdu la moitié de leur attirail, et l’autre moitié a atteint un niveau d’usure avancé, à tel point que les ouvriers agricoles payés au lance-pierre les prennent pour des déshérités. Mais ces aléas contingents ne semblent plus les affecter. Ils s’accommodent de tout. L’expérience semble les avoir à la fois endurcis et rendus plus souples. Dans leurs sacs de couchage de campeurs du dimanche, ils ne ressentent pas la fraîcheur nocturne différemment de nous qui dormons dans des duvets de première qualité. Ils ont toutes les astuces pour dénicher les meilleurs endroits où planter la tente et cuisiner au feu de bois. Leurs tempéraments aussi ont évolué en ce sens. Chacun vante la patience et la souplesse acquise par l’autre.

Quand on les interroge sur les erreurs qu’ils auraient pu commettre, ils expliquent qu’ils ont voulu faire trop vite au début : pas assez de temps pour les crochets improvisés, et pas assez de temps à consacrer aux enfants, qui ont d’abord eu du mal à s’adapter à la vie nomade.

Mais ceux-ci s’épanouissent en plein à présent. Yanaël a les sens en éveil et s’abreuve des mille curiosités de la nature. Élouan est d’une débrouillardise bluffante. Il est également avide de comprendre toute chose et s’exprime avec clarté et précision.

On parle de l’écriture en voyage, qui occupe tout un pan de leur esprit. Imaginiez-vous que les mises à jour du site les tient ocuppés pendant deux jours, entre la rédaction d’un article, la sélection des photos, la modération des commentaires, etc. ? Les anecdotes pleuvent à propos des situations cocasses auxquelles ils ont été confrontés et des rencontres émouvantes qu’ils ont faites. Toutes ne sauraient figurer dans les carnets de route. Ils ont leurs amis de voyages, cyclistes ou baroudeurs en camions aménagés, qu’ils croisent au hasard des routes de chacun ou avec qui ils communiquent sur internet.

On évoque aussi leurs projets d’avenir. Sandrine voudrait se consacrer davantage à la photographie, et y tenter sa chance à titre professionnel. Elle parle aussi des deux causes qu’il lui tiendrait à coeur de défendre : celle des migrants, celle des femmes. Ronan, partagé entre ses deux tendances, passionné autant que mesuré, est plus incertain. Il se répète la devise qui dit qu’il ne faut pas faire de sa passion son métier. Il envisage de fabriquer des cadres de vélos, ou bien de s’essayer comme professeur d’économie, pour les opportunités de voyage qu’offrent les établissements français à l’étranger… et les mois de juillet et août !

D’autres projets de voyage ? Rien de précis pour le moment ; mais oui, assurément, quand les enfants auront passé le grand tournant qui les attend bientôt. Ils se référent à des amis qui envisagent de consacrer une pleine année à la visite de la seule Turquie.

Nous aussi répondons à leurs questions, sur notre expérience d’expatriation en Jordanie notamment. A présent qu’ils ont traversé l’Europe d’ouest en est, l’Orient semble les attirer à son tour. Leur curiosité est palpable lorsqu’on évoque notre vie au Proche-Orient.

Mais la France attire également chacun d’entre nous. Sandrine citait une fois Ronan avec ironie : « Pourquoi se faire &#?$ durant 4500 km si c’est pour s’émouvoir devant la côte bretonne ? » (Bulgaria <http://www.lepennec.org/partons/bulgaria/>) Sans doute parce qu’il n’en faut pas moins pour devenir curieux d’où l’on vient.

On parle avec excitation de la possibilité d’une escapade commune à vélo.

A l’issue d’une ultime journée de route, on prend notre dernier verre à la terrasse d’un bar d’Héraklion. La petite famille s’apprête à embarquer pour Athènes, où les attendent déjà Stéphane, Swanee, et leurs deux enfants, pour un séjour dans la capitale. Nathalie et moi restons encore quelque jours sur l’île avant de nous envoler pour Amman. Ce petit supplément en amoureux nous fournira une transition sans laquelle le retour au quotidien aurait pu être douloureux.

On se dit tout le plaisir qu’on a eu à partager cette expérience, qui est de celles qui soudent les amitiés. Ronan et moi nous sommes rapprochés ces dernières années, malgré la distance. Sandrine, que nous n’avions pas rencontrée souvent, s’est fait une belle place dans le cercle de nos amitiés.

On s’embrasse avec affection. Timide, Élouan nous accorde un sourire triste en agitant la main. Yanaël voudrait bien aller jouer avec les adolescents sur la place.

On les regarde s’éloigner dans leurs beaux gilets jaunes à bandes réfléchissantes. Plus tard, on observe leur ferry depuis la digue où on fait une promenade avant de rentrer à l’hôtel.

Bonne suite de voyage, les copains. Rendez-vous l’été prochain.

P.S. : Suite aux protestations des intéressés, je nuance le portrait idyllique que j’ai tracé.
Sandrine et Ronan se crêpent le chignon chaque fois qu’ils racontent une anecdote ou qu’ils cherchent un truc dans les sacoches (c’est à dire tout le temps), Élouan devient insupportable dès qu’il s’agit de faire le feu, et Yanaël a bouffé la moitié de mon omelette à notre dernier repas. Tout ça ne m’avait pas paru fondamental, mais puisque l’éditeur insiste…

Erwan

4 commentaires sur “Des nouvelles de nos amis communs

  1. Je ne suis pas d’accord, faire de sa passion son métier, est un super projet de vie!!!!!!!!!! Enfin je crois, je vous dis ça dans 10 ans!!!!!! Et puis la vie de famille nomade ou pas, le principal c’est de retrouver le soir le réconfort de ceux qu’on aime, une fois le calme revenu et le soleil couché!!!!! Sinon, Ronan et Sandrine, ils ont plutôt intérêt à s’entendre parce que sinon ce n’est pas 30km par jour qu’ils vont parcourir mais plutôt 10 et là on est pas prêt de les revoir! Et puis les enfants ils ont bien compris qu’aller au coin, quand on est en pleine pampa, ça n’est pas possible! Sérieusement, ils ont vraiment bonne mine et ils sont juste à l’aise dans leurs souliers nos amis nomades! Nous sommes ravis de partager ces moments avec eux et entendre leur périple en live ça vaut tous les films du monde, même les plus récents!!!

    A tout de suite!

    Swanee

  2. Quelle émotion en lisant ce récit et découvrant les photos de vous, de Nat et de mon frangin.
    Elle me font réfléchir encore plus à la tournure et au sens que je souhaite donner à notre vie de famille.
    Souvent Malik me demande si on retournera à Ouessant, nous y avons passé quelques jours en vélo à charrette l’été dernier. Alors oui, votre histoire me donne l’envie pour quelques jours de renouveler cette belle aventure. Mais en un an mes deux cocos ont pris du poids et de la place, pas sur de pourvoir promener à la force de mes jambes ces quelques 60 Kg.
    Je vous souhaite plein de joie et de bonheur.
    Et encore quelques bons coups de pédales pour arriver qui s’est, peut être jusqu’à la réunion ….

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