Fin de la Grèce

Trop de mers tuent la mer

La Grèce est le deuxième pays, après la République Tchèque, que nous ayons eu hâte de quitter. Nous y sommes restés trois mois. C’était un peu trop. Notre choix de parcours pour la saison froide nous a fait opter pour les îles et un peu de routes côtières, de ce fait nous nous sommes coupés de la Grèce plus authentique du continent et avons surfé de lieux touristiques en lieux touristiques. Nous ne pensions pas en arriver là, mais nous sommes devenus un peu blasés de la côte, de la mer, des belles plages et des « tavernas ». Trop de « rooms to let », « tradionnal grec food », free umbrellas ».

Pourtant, nous avons eu droit en Grèce à nos plus beaux paysages. Les îles sont une splendeur ! Karpathos et l’ouest de la Crète resteront certainement nos plus belles étapes. Alors pourquoi ? Parce que nous sommes devenus paresseux au fil des pays traversés et que nous avons à peine appris trois mots de grec. Nous sommes restés dans la facilité de l’anglais que la plupart des gens parlent couramment. Même la mamie de la petite supérette à Karpathos à qui j’ai mimé un pain m’a répondu dans un anglais presque meilleur que le mien. Et parce que même si la majorité des Grecs ont été très gentils, nous avons eu peu de contacts profonds avec les gens du pays. C’est ce qui nous a le plus manqué.

Nous avons commencé à rêver de montagnes et de villages dans lesquels il n’y avait pas une seule enseigne en anglais. Nous en sommes venus à rêver de l’Albanie. Mais en attendant d’y arriver, nous ne voulions pas gâcher tout à fait la fin de notre séjour et avons tenté la « route de la dernière chance », celle qui au lieu de longer la côte passe un tout petit peu dans les terres.

Hot shower

Après l’île de Kefalonia nous avons rapidement traversé celle de Lefkada pour rejoindre le continent, motivés à y trouver notre premier camping ouvert depuis la Roumanie. Notre dernière «douche » remontait déjà à quelques jours et nous commencions à nous sentir un peu sales. Cette sensation de cheveux gras nous fait chuter directement en bas de l’échelle de la condition sociale. Notre statut bien particulier de voyageurs en vélo nous apporte souvent un vent de sympathie ou de respect, voire d’admiration. Nous sommes pourtant conscients que si nous étions exactement dans les mêmes conditions, mais sans les vélos, c’est-à-dire à dormir dans une tente avec les enfants et à nous faire à manger sur un petit brûleur dans nos casseroles noircies par la suie, nous serions plutôt perçus comme des clodos… ou des Pakistanais. Sauf qu’au-delà des préjugés, les Pakistanais sont très propres et que dans notre société, les gens sales sont surtout des malades mentaux ou des clochards (ou les deux).

Le temps doux des dernières semaines rend le débarbouillage extérieur facile, mais la toilette complète de toute la famille (corps et cheveux) nécessite une organisation que peu de bivouacs permettent. Il nous faut de l’eau à disposition, la possibilité de la faire chauffer un peu et un endroit protégé du vent de préférence (et des regards indiscrets). Dimanche dernier, nous étions donc prêts à lancer une opération lavage général et cherchions un endroit approprié pour ce faire. En questionnant un gentilhomme sur la possibilité de nous camper dans un champ, il nous mena sur une oliveraie juste devant chez lui. Un peu plus tard, alors que nous montions le camp, il est venu nous lancer un « you can come in my house if you want » (vous pouvez venir dans ma maison si vous voulez). Nous savions qu’il louait des chambres, mais il insista sur le fait qu’il ne voulait pas d’argent. Forts heureux de la proposition, nous avons remballé nos affaires illico presto. Nous imaginions déjà le bonheur d’une douche chaude, d’un lit moelleux, peut-être d’un bon repas en bonne compagnie, agrémenté d’une conversation riche sur nos vies respectives, sur la Grèce, l’économie actuelle, le prix de l’essence à la hausse, Hollande et sa maîtresse…. Nous étions tellement absorbés par nos pensées que nous l’avons à peine entendu lorsqu’il nous a plantés au milieu de sa pelouse avec un « vous pouvez vous installer où vous voulez et n’hésitez pas à me demander si vous avez besoin de quelque chose ». La tente fut donc installée sur leur pelouse et nous avons mangé dans la nuit, déçus par nos illusions et le mauvais anglais de notre hôte. Il aurait dû nous dire « garden » plutôt que « house ». Malgré leur gentillesse, nous avons peu discuté avec eux. Ils étaient très occupés à préparer le jardin pour la saison touristique qui arrive à grands pas. Nous sommes repartis le lendemain matin encore plus sales que la veille…

C’est au camping de Riza que nous avons pu faire une surconsommation d’eau chaude. Nous y sommes restés deux jours. Les deux premiers d’une belle série de cinq jours de pluie et d’orages. Nous étions heureusement bien protégés sous une infrastructure en béton du camping. Cet arrêt nous a permis de rencontrer un très sympathique Grec installé en Suisse. Il revient vivre dans une caravane quelques mois par année depuis sa retraite. Il nous a invités à partager un délicieux repas le mercredi midi, juste avant notre départ. Sa vision du pays est triste. Selon lui, la Grèce a bien changé depuis les vingt dernières années. Les gens souffrent réellement de la crise et toute cette pauvreté crée d’énormes tensions et beaucoup de violence avec les immigrés. Nous le constatons tous les jours lorsque les gens nous disent de faire attention aux Albanais et aux Pakistanais. Il y aurait plus d’un million et demi d’immigrés sur une population de dix millions. Comme nous l’avons vu avec les Bangladeshis, cueilleurs de fraises, c’est ces étrangers qui acceptent, comme partout, de faire les travaux les plus durs en étant le moins payé. Les chômeurs grecs n’aiment pas ça ! Selon Christos, cela prendra bien deux générations pour que les mentalités changent et que la situation s’améliore. C’était exactement l’avis de Stavros, en Crète.

Prison or not prison ?

« Verboten ! » (Interdit !) nous a lancé le vieux grec depuis sa mobylette en regardant Elouan sur le vélo, puis en pointant le chariot avec Yanaël. Il parlait très bien allemand, un peu trop vite pour mes oreilles et même celles de Ronan, mais nous a répété plusieurs fois la même chose. Ce que nous faisions n’était pas correct ! Nous, adultes, ça passait encore, mais les enfants, non ! Ce monsieur qui nous avait paru bien gentil la veille et dont la femme nous avait gentiment apporté du bois et des œufs durs tout chauds, nous a lancé son mécontentement au visage. Il n’avait probablement pas beaucoup dormi de la nuit, préoccupé par ces mauvais parents qui laissent leurs enfants dormir dehors par un temps pareil. Il n’était pas le seul à s’être fait du souci. Une jeune femme était également venue nous voir avant la nuit pour nous dire de faire attention (aux Albanais bien entendu) et était revenue pour nous donner son numéro de téléphone, au cas où… Elle en avait profité pour offrir des sucreries aux enfants. Elle les avaient même aidés à les déballer sous nos yeux effarés. Nous allions manger dans quelques minutes… Puis au petit matin, c’est deux autres dames qui sont venus nous offrir une dizaine d’oeufs durs ainsi que des fruits. La plus jeune regardait Yanaël avec des yeux mouillés. Un peu plus et elle le cachait sous son blouson pour s’enfuir avec lui.

C’est vrai qu’au matin il ventait fort et que les nuages se faisaient de plus en plus menaçants. Mais nous avions très bien dormi sur le petit terrain de foot du village, moelleux à souhait. Les enfants s’amusaient bien dans l’herbe. Il y a avait bien un petit bâtiment à l’abandon que nous avions hésité à squatter pour nous protéger de la pluie, mais la pelouse nous faisait davantage envie que le sol en béton, froid et un peu crasseux. Tous ceux qui sont passés nous voir ce soir-là (sept personnes) nous avaient suggéré de nous y réfugier, mais il est difficile d’expliquer à quelqu’un qui n’a jamais dormi dans une tente qu’elle est plus chaude et confortable qu’un intérieur non chauffé et que nous préférons la vue du ciel étoilé ou du soleil le matin au mur gris d’un batîment désafecté.

Nous en avions rigolé de toutes ces attentions, peu coutumes en Grèce, mais la conversation avec le grand-père à la raideur germanique n’était plus aussi drôle. « Des enfants doivent être au chaud dans une maison ! », « Si j’étais policier, vous seriez arrêtés ! » nous a-t-il finalement craché en faisant un signe de menottes sur ces poignets.

Nous avons repris la route sous un ciel gris. Les bourrasques sont devenues de plus en plus fortes, mais ce n’était pas seulement le vent qui me faisait tanguer. Les paroles du vieil homme m’avaient ébranlé plus que je ne le croyais. Il nous avait mis dans la catégorie des criminels… Sommes-nous d’horribles parents égoïstes ? Les enfants sont-ils malheureux, mal aimés ? Pourquoi suis-je certaine que cette expérience est bénéfique pour eux ? J’ai passé la matinée à reconsolider plusieurs fois le mur de mes convictions, fissuré par cette secousse psychique.

Mon enfance sur un bateau m’a ouvert un éventail de certitudes quant aux bénéfices d’élever des enfants dans un cadre de voyage et de vie en extérieur. Le voyage permet d’agrandir notre compréhension du monde, dans un cadre de jugement inversé. En s’immergeant dans une culture différente de la sienne, on s’oblige à être jugé comme étranger, et non l’inverse. Malgré son jeune âge et au-delà des petits tracas quotidiens, Elouan a acquis une conscience du monde, des pays, des langues et des différences culturelles qui lui laisseront davantage que des souvenirs d’enfance. Il observe, s’interroge, apprend les sons, les goûts. Il cherche à traduire, à se faire comprendre par les gens avec des mots simples. Je sais aussi que contrairement aux idées reçues, les enfants n’ont pas besoin de beaucoup de confort, s’ils ont la sécurité d’un cadre familial épanouissant. Elouan ne se plaint jamais du temps, au contraire. Alors que nous étions un peu traumatisés par la neige en Roumanie, il était ravi ! Il est content de mettre ses habits de pluie et de sauter dans les flaques lorsqu’il pleut et il joue à faire du parapente lorsqu’il vente, bref, il se moque bien du temps qu’il fait. Son matelas est percé depuis des mois (parents indignes que nous sommes…) pourtant il se réveille chaque matin en nous assurant qu’il a parfaitement dormi…

La situation de Yanaël est différente. Peut-être a-t-il plus souffert des intempéries, mais je me répète souvent qu’il aura eu les deux plus belles premières années qu’un bébé puisse avoir ; la présence continue de ses deux parents et de son frère, l’allaitement à volonté, des nuits collées au chaud, aucune séparation… (la situation sera un peu plus compliquée au retour, mais pour l’instant il en profite encore…) Nous aimons dire que nos enfants sont comme des poules : élevés en plein air !

J’aurais aimé expliquer tout cela et bien plus au vieil homme. Mais nous étions déjà loin et je n’aurais probablement pas pu lui faire comprendre quoi que ce soit. Une autre question me tracassait pourtant: est-ce que tout le monde pense comme cet homme ? Je me suis mise à regarder les gens avec un autre regard, plus suspicieux, et à baisser les yeux, un peu gênée. Ce midi-là, les œufs avaient un drôle de goût. Légèrement amer.

Sur le bord de la rivière Acheron, je me suis assise et j’ai regardé la grêle tombée

Notre coup de barre à tribord pour entrer dans les terres a bien payé. La route entre Shouras et Glizi nous a fait traverser une belle plaine cernée par deux versants montagneux. D’un côté de jolis vallons verdoyants, dessinés comme des vagues d’enfants. De l’autre de majestueuses montagnes, hautes et abruptes, tout en rochers. C’est à Glizi que nous avons aperçu la magnifique rivière turquoise ; l’Acheron, réputée pour le passage de ses morts… C’est tout près d’elle que nous avons passé les deux derniers jours de cet épisode pluvieux. Encore une fois protégés par le toit d’un restaurant, nous avons échappé à de multiples orages, ainsi qu’à une tempête de grêle qui s’est abattue sur la région. Le grand-père de quatre-vingts ans, propriétaire du terrain, n’en avait jamais vu de pareil, nous non plus. La gentillesse et la douceur de cet homme, de son fils et de sa petite-fille qui sont passés tour à tour pour s’assurer du confort de notre installation nous ont rapidement fait passer par dessus l’épisode un peu blessant de la veille. Au retour d’une promenade, nous avons trouvé un sac de cinq kilos remplis d’oranges et de citrons, de même que dix œufs frais. Ce soir-là, notre ami Alain rencontré en Crète nous avait rejoints et nous avons savouré ensemble une délicieuse omelette.

Les derniers jours en Grèce ont été très beaux et chauds. Après Glizi, nous avons poursuivi par l’intérieur pour rejoindre Filates par une alternance de route secondaire et tertiaire, très peu fréquentée, passant par monts et vallées, frôlant la montagne et offrant de sublimes panoramas. Les montées étaient douces et les descentes euphorisantes tant la route était belle. Nous en avons profité, sachant que l’Albanie nous réserve des pistes plutôt délabrées sur lesquelles il sera impossible de descendre à vive allure. Cette dernière partie nous a réconciliées avec le pays, sa grande beauté et la gentillesse de ses habitants. Nous pouvions imaginer les montagnes du centre, décorées de petites routes perdues et pentues. Nous nous promettons d’y revenir… en camion.

Sandrine.

2 commentaires sur “Fin de la Grèce

  1. Wow….Sandrine, quel talent pour décrire et dépeindre et dé…nicher les mots et les images justes. On a l’impression d’y être.
    Merci de prendre vos rôles de communicateurs au sérieux et de nous faire voyager avec vous.
    On a hâte de vous voir !!!!
    xxxx

  2. Ce récit est bien émouvant et la réflexion sur votre voyage avec vos enfants en bas age aussi. merci de traduire avec une si belle transparence ton ressenti Sandrine, et surement celle aussi de Ronan. Être remis en cause dans sa parentalité est toujours bouleversant et d’autant plus dans des conditions de voyage déjà éprouvantes. Une chose est sure, Elouan et Yanaël ont des parents courageux!
    Mais voila, la réflexion est intéressante et nous qui vous avons rencontré dans ce voyage, nous nous sommes posés les mêmes questions en vous voyant avec vos enfants; c’était un jour de tempête, et en découvrant votre voyage, nous nous sommes dit, c’est un peu fada pour les enfants… Nous, à qui certaines personnes de notre entourage nous avaient dit que partir avec notre enfant de 8 ans à l’aventure ( avec un camper!) dans l’Europe pendant l’hiver n’avait pas de sens…
    mais nous avons passé du temps avec vous, posé des questions plus précises pour comprendre comment un enfant en bas age pouvait vivre un tel voyage en vélo…sans le subir. comment partir sur des routes avec une carriole basse et 2 enfants dedans, attaché par une ceinture quand même:), parmi des véhicules de notre époque qui ne vont pas à l’allure d’un cheval…et des conducteurs accrochés parfois à leurs téléphone plus qu’à leur volant.
    comment après un accident touchant la carriole de vos enfants, la solution fut…d’acheter une autre carriole:)…

    Et puis nous avons compris: que les temps et les distances à vélo par jour n’était pas si long (10,15 km/j), les poses fréquentes, que votre voyage était avant tout familial plus que fan de cyclotourisme. Que vos enfants ont, ce que beaucoup d’enfants sédentaires certifiés d’assurance tout risque restant devant leur télé n’ont pas, des parents proches et aimants, présent vraiment, et donnant une des plus belle choses à transmettre…l’ouverture au monde! que la prise de risque que vous faite prendre à vos enfants n’est pas plus importante que celle que tout les enfants peuvent avoir dans nos vies, si celle ci est un tant soit peu bougeante et pleine d’énergie!

    Alors la réflexion peut être est, comment voyager dans une certaine aventure et être en lien avec des populations différentes, de pays de mentalité différentes, sans paraître un misérable parent irresponsable. Peut être en prenant soin d’expliquer à l’avance lors de vos rencontres en séjour, votre voyage et transmettre votre plaisir de voyager même quand il pleut. peut être avez vous manqué de communication et cela peut se comprendre après tant de mois de voyage. je crois que le plus éprouvant dans un voyage n’est pas le voyage en lui même et les conditions météo, mais bien le contact avec les populations, soit dans le nombre impressionnant de personnes que l’on rencontre, dans l’énergie qu’il faut déployer dans une langue étrangère par comprise par tout le monde, Ceci pour réaliser le plus beau pour moi dans un voyage…mais comme aussi dans la vie…la rencontre en vrai!
    Elle est et sera toujours une prise de risque et quand on voyage, une aventure dans l’aventure.
    La Vie est belle et votre voyage est bien vivant! bon courage pour aller au bout et continuer de belles rencontres!
    l’aventure commence à l’aurore de chaque matin, l’aventure est un trésor!

    pierre

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