Shqipëria

Isolée pendant près de cinquante ans, ouverte au tourisme depuis peu, mais encore peu visitée, l’Albanie est peut-être l’une des dernières Terra Incognita d’Europe. En comparant rapidement le coût de la vie entre ce pays et l’Italie voisine, nous avons constaté qu’un séjour dans cette partie des Balkans ferait le plus grand bien à notre portefeuille. L’Albanie dont nous ne connaissions rien, nous permettait aussi de finir notre voyage dans une contrée peu explorée. Un voyage dans le voyage en quelque sorte. Cela aurait été dommage de s’en priver.

Le poste-frontière de Konispol est un tout petit poste frontière. À notre arrivée, l’ambiance est plutôt décontractée. Les douaniers se dérident en voyant un de leur collègue tenter de faire fuir les chèvres venues paître dans la zone de contrôle. Il faut dire que nous sommes sur le point de quitter l’Union européenne. Notre passage de l’Albanie vers l’Italie se fera certainement dans une tout autre ambiance.

Notre nouveau pays d’accueil nous apparaît tout de suite bien différent de son voisin grec. Ce sont d’abord les mosquées qui refont leurs apparitions. À notre première pause pour le goûter, nous échangeons quelques mots avec deux bergers qui accompagnent leurs chèvres venues brouter l’herbe du cimetière. En contrebas, sur notre gauche, nous apercevons des sépultures catholiques. À notre droite, ce sont des tombes musulmanes ornées du croissant de lune. Un peu plus loin, un cimetière d’enfants. Un tableau paisible qui contraste avec les immeubles bigarrés de la petite ville de Konispol que nous voyons en toile de fond.

Pour notre premier bivouac, nous nous installons sagement près d’une ferme où nous obtenons l’approbation du propriétaire. L’homme reviendra nous voir dans la soirée alors que nous dormons déjà. Nous découvrirons le lendemain un sac d’oranges et de citrons.

D’emblée, le réseau routier nous surprend. Nous nous attendions à des nids de poule et à une chaussée laissée à l’abandon. Les axes principaux sont pourtant en bon état. Nous comprenons assez vite que c’est le seul réseau que nous pouvons emprunter, le reste n’est que pistes et sentiers à peine praticables. Sur la route, de grosses cylindrées nous doublent. L’Albanie est le marché de l’occasion des berlines usagées de l’Allemagne. La moitié des voitures sont des Mercedes. Pour la plupart, de vieux modèles, mais aussi des véhicules flambants neufs, étonnant quand on sait que le salaire moyen ne dépasse pas les 200 € mensuels.

Nous suivons la route qui longe le bord de mer et nous passons par hasard devant l’ancienne citadelle de Butrint. L’un des trois sites albanais classés au patrimoine mondial de l’UNESCO. Un homme nous interpelle dans un bon anglais et nous signale qu’il est le gérant d’un camping situé à 4km de là. C’est décidé, nous y ferons halte et profiterons de l’occasion pour visiter le site.

Nous resterons finalement trois jours au camping. La visite de Butrint nous enchante. La ville fut successivement le siège d’une colonie grecque, d’une ville romaine, puis d’un évêché. Après une époque de prospérité sous l’administration de Byzance, puis une brève occupation vénitienne, la ville fut abandonnée par sa population à la fin du Moyen Âge à cause des marécages. Le site archéologique actuel est un conservatoire des ruines représentatives de chaque période du développement de la ville. Une véritable histoire des civilisations méditerranéennes.

Nous passerons le reste de ces trois jours à nous reposer et à visiter les alentours. Elouan est aux anges. Au camping, il passe l’essentiel de ses journées à jouer avec Ana, la jeune fille des propriétaires. Cette pause nous permet également de discuter avec les gérants du camping. Alexander est un homme charmant, qui nous dépeint un portrait peu glorieux de son pays. En plus de tenir ce camping, il est professeur de physique. Il déteste son métier, la Grèce et une partie des Albanais. Il nous raconte qu’il voulait être médecin. Mais à l’époque de la dictature d’Enver Hoxha (1945-1985), les lycéens devaient émettre trois souhaits pour la poursuite de leurs études et le régime décidait, en fonction des besoins, de leur parcours professionnel. Le couple a trois enfants. Ils ont vécu dix ans en Grèce, mais sont finalement revenus en Albanie à la fin des années 90. Je lui demande par hasard si sa grande fille née à Corfu à un passeport grec. Il me répond par la négative. Elle est née en Grèce, sa grand-mère est grecque, mais sous couvert de sa filiation albanaise, les autorités grecques lui refusent le sésame européen. Les Grecs n’aiment pas les Albanais et c’est réciproque. Deux pays, redécoupés à l’envi par des dizaines de guerres.

Nous déambulons dans Ksamil, la petite ville où se trouve notre camping. Nous sommes frappés par l’état de certains immeubles qui semblent avoir été mis à mal par un tremblement de terre. Nous apprendrons finalement que ces constructions sont assez récentes. Avec les débuts du tourisme et le capitalisme frénétique, certaines personnes se sont mises à construire sans autorisation. Alors c’est l’armée qui est venue détruire ces édifices sauvages. Pourtant, il en reste encore les carcasses, laissées à l’abandon. Il faut ajouter à cela que la moitié des constructions de la ville sont en chantier, souvent interrompu, faute d’argent. Tout cela donne à la ville une image assez pittoresque pour une station balnéaire.

Après Ksamil, Alexander nous conseille sur l’itinéraire à suivre. Nous ferons route vers Gjirokaster, deuxième site classé par l’UNESCO. Nous quittons le bord de mer pour découvrir l’intérieur du pays. C’est beau, encore très sauvage, montagneux. Nous sommes surpris, notre carte routière nous indique une multitude de villages qui ne sont en fait que des hameaux. Les distances rendent notre ravitaillement difficile, il faut parfois rouler 30 kilomètres avant de tomber sur une petite épicerie.

Nous arrivons finalement dimanche 13 avril à Gjirokaster. La vieille ville est magnifique, c’est une ancienne citée ottomane, encore bien conservée. Elle a pourtant eu du mal à obtenir son statut de site UNESCO, la nouvelle ville était, aux yeux des inspecteurs, trop visible et défigurait l’ensemble architectural. Le contraste entre les deux est, il est vrai, frappant.

Dans la vieille ville, nous faisons la connaissance de Jimmy, personnage touchant qui passe ses journées à déambuler en quête de touristes. Il est guide depuis une dizaine d’années. Il parle russe, italien et un peu français. Il nous raconte qu’il était professeur de russe. Depuis la fin du communisme, le russe n’est plus enseigné à l’école. Alors Jimmy s’est reconverti. Bien sûr, il n’a jamais choisi de devenir professeur de russe. Le régime a choisi pour lui. Sur le petit papier qu’on lui avait adressé, il avait coché professeur de langue étrangère. Manque de chance pour lui, il est tombé sur le russe. Aujourd’hui, il semble très pauvre alors que son ami professeur d’anglais semble profiter d’une situation confortable, entre ses cours et les visites guidées. Ironie du sort.

Nous resterons finalement 3 jours à Gjirokaster. Nous hésitons longuement sur la suite de notre parcours. L’est du pays nous attire, mais les températures y sont encore froides à cette période de l’année. Les Albanais appellent le mois d’avril, le mois fou. Il peut en effet faire très chaud ou neiger à basse altitude suivant les années. Il semblerait que nous ne soyons pas tombés sur la bonne pioche. Le temps est plutôt maussade et les montagnes encore bien enneigées. Du coup, nous décidons sagement de continuer sur la route principale qui mène à Tirana, la capitale.

Nous évoluons dans une plaine, bordée par les montagnes. La plupart des commerces que nous croisons sont des stations-services, désertes, et des stations de lavage. Les Albanais semblent vouer un culte à l’automobile. On nous expliquera plus tard que la voiture est un peu le baromètre social et finalement le seul moyen de séduire les filles. Alors c’est un peu la course à la démesure.

Le pays nous conquit. De magnifiques paysages et des gens d’une infinie gentillesse. Pas une journée ne se passe sans qu’on nous invite à discuter ou à prendre un café. Cela nous rappelle beaucoup la Turquie, le macchiato (expresso accompagné d’une fine couche de mousse de lait chaud fouetté) ayant pris la place du thé à notre plus grand contentement.

À Desarat, nous nous arrêtons dans un petit restaurant pour laisser passer la pluie. Un homme bien habillé vient à notre rencontre et nous questionne dans un français châtié. Il est professeur de français au lycée de la petite ville. Nous passons les deux heures suivantes en sa compagnie. Nous sommes avides de réponses et profitons de son excellente maîtrise de la langue française pour le bombarder de questions. Tout y passe. La corruption des élites, qui ne mettent rien en œuvre pour tenter de redresser ce pays au bord du précipice. Le chômage. Il nous raconte qu’à Memaliaj, il existait autrefois une mine de charbon. Avec la fin du communisme, les nouveaux dirigeants ont décidé de faire table rase du passé et de détruire l’équipement industriel du pays. Nous avons vu des dizaines de Kolkozes à l’abandon. C’est la même chose pour les mines ou les gisements de pétrole. Il n’y a en Albanie, pas d’investissement étranger. L’investissement public est négligeable. Alors tout s’effondre. Et dans cette petite ville de Memaliaj, qui n’est qu’un exemple parmi tant d’autres, la population survit. La mine employait 4000 personnes. Aujourd’hui, ces anciens miniers vivent grâce à la maigre pension des aînés, ou grâce à l’argent envoyé par ceux partis tenter leur chance à l’étranger. Comme plusieurs personnes que nous avons rencontrées, l’homme regrette parfois le temps du communisme. À cette période nous dit-il, tout le monde travaillait. Le seul problème était la lutte des classes. Il nous parle aussi du système éducatif, bien meilleur à l’époque. Aujourd’hui, on peut sans peine acheter son diplôme dans une des soixante universités privées du pays.

Nous repartons du restaurant, ravis de cette rencontre, mais de plus en plus touchés par la situation des Albanais.

Après Fratar, nous quittons la grande route que nous suivions depuis Gjirokaster pour emprunter l’ancienne route nationale, et redécouvrons les joies de pouvoir rouler sans entendre le vrombissement des moteurs.

Nous roulons tard ce jour-là pour trouver un endroit où bivouaquer. La plupart des terrains sont devenus spongieux en raison des pluies des derniers jours. Dans un petit village, un jeune parlant anglais à qui nous demandons conseil nous conduit jusqu’à un pré. Behar reste à nos côtés pendant que nous montons la tente. Un berger regarde aussi la scène avec curiosité. La nuit est sur le point de tomber, les enfants dorment dans le chariot. Je pars à la recherche de bois pour faire un feu, pendant que Sandrine monte la tente. Nous sentons déjà que la nuit va être très froide. Il ne fait pas plus de 5°C et le soleil ne s’est pas encore couché. Béar nous demande si nous n’avons besoin de rien. Non, non, tout va pour le mieux. Quand les enfants sortent en pleurant du chariot et que je reviens avec mes deux bouts de bois trempés pour essayer de faire à manger, ils prennent les choses en main. Behar revient avec un énorme fagot de bois d’olivier. Un jeune homme apparaît comme par enchantement avec du fromage de brebis et des œufs frais. Quant au berger, il nous allume un feu digne de la Saint-Jean. L’air et l’ambiance se réchauffent. Behar reste finalement avec nous toute la soirée. À 19 ans, il vient de terminer le lycée. Premier de sa classe, il n’aura malheureusement pas la chance de cirer les bancs de l’université cette année. Nous comprenons que la situation précaire de ses parents ne permet pas la poursuite de ses études, pour l’instant. Il rêve de devenir chanteur. Il nous pose des questions sur la France, l’Europe. Il a la curiosité de ceux qui ont encore envie d’apprendre, le regard qui pétille quand on évoque Londres, Bruxelles ou Paris. Je serai curieux de le revoir dans quelques années, pour savoir comment ce jeune homme s’en sortira.

Nous nous réveillons le lendemain matin avec une fine couche de givre et constatons que l’hiver n’est pas tout à fait fini. Nous décidons alors de filer jusqu’à l’agglomération la plus proche et de rester une nuit à l’hôtel en attendant qu’il fasse un peu plus chaud.

Ballsh. Sur la place de la petite ville, comme souvent, un groupe de jeunes erre près du fast food. L’Albanie est le pays où nous suscitons le plus grand enthousiasme de la part des jeunes. Ils ont quelquefois été jusqu’à dix ou quinze autour de nous, sans pour autant que nous ne sentions d’animosité. Ici, on me demande « Do you like Ballsh ? ». À peine arrivé, je ne dispose pas de beaucoup d’informations pour juger de la qualité de vie à Ballsh. Poliment, je réponds « Yes, it’s nice. ». Le jeune me répond alors : « No, it’s not. Ballsh is shit ». Un autre me demande si je veux de l’herbe ou de la cocaïne. Eh oui, ce n’est pas un mythe. L’Albanie est devenue la plaque tournante de la drogue en Europe. Nous n’avons jamais croisé autant de jeunes aux yeux rouges dans tous les pays que nous avons traversés.

Nous restons deux jours à Ballsh. Il semble que notre présence suscite le plus grand engouement. Il n’y a pas une échoppe où nous nous arrêtons où on ne nous parle pas de nos bicyclettes et de la France. Il semble que le bouche-à-oreille fonctionne plutôt bien.

C’est aussi à Ballsh qu’un sympathique personnage entre en scène. Près d’un restaurant, deux jeunes nous interpellent pour venir prendre un café. Mirel est étudiant en pharmacie, il est ici pour le week-end, dans le restaurant de ses parents. Voyant que nous nous débrouillons plutôt bien en anglais, il appelle un de ses amis. Stuart est anglais, il a 27 ans et traîne ses guêtres dans la ville depuis décembre. Il nous raconte qu’il est parti d’Italie à vélo pour rejoindre l’Indonésie. Malheureusement pour lui, il s’est fait agresser en Hongrie et on lui a volé presque toutes ses affaires. Persévérant, il a décidé de continuer le voyage à pied. Il a changé un peu ses plans et a pris la direction du sud pour passer l’hiver au chaud. 1800 kilomètres, pour rejoindre l’Albanie. Il n’avait pas mangé depuis 3 jours lorsqu’il a croisé le frère de Mirel qui lui a proposé de venir manger. Depuis, il se fait engraisser à coup d’assiettes de viande et de bières. Il attend sagement que la neige se décoiffe des hauts sommets. Il squatte un débarras à l’arrière du restaurant et semble donner un coup de main lors des banquets. Nous n’avons pas posé trop de questions sur leur entente. Je me demande tout de même s’il partira un jour?

Le père de Mirel nous convie aussi à un repas dans le restaurant familial. Nous discutons avec Mirel de la situation de l’Albanie. Nous reparlons de la drogue, qui constitue un véritable fléau. Les jeunes fument de plus en plus tôt. Vu le prix modique (passez vos commandes), tout le monde fume et tout le temps.

Je disais à Sandrine qu’en guise de service civique, la France devrait offrir à ses jeunes un séjour de quelques mois en Albanie. Si notre voyage nous a permis de comprendre quelque chose, c’est bien de la chance que nous avions d’être nés dans un pays riche qui offre, beaucoup d’avantages. Alors certes, on parle de crises, de chômage, de la difficulté qu’ont les jeunes à s’insérer dans le marché du travail. C’est vrai. Mais tout cela est sans aucune mesure avec ce que l’on a pu voir dans bien des pays. Perdu dans mes pensées à Roskovec, je constatais que cette petite ville n’offrait à ses habitants aucun service d’éclairage public, de ramassage des ordures. Il n’y a bien souvent pas de trottoirs dans les villes et villages que nous traversons et c’est la première fois que nous avons autant de mal à trouver des endroits un tantinet agréables pour nous arrêter lors de nos pauses déjeuners. Les espaces publics sont inexistants. Alors, je ne parle même pas de bibliothèque, de centre culturel, de piscine, d’aire de jeux, de complexe sportif. Les villes allemandes nous avaient plu et impressionnées par leur capacité à développer leur centre-ville pour les activités familiales. Des pistes cyclables, des rivières aménagées pour se baigner, des aires de jeux défiant l’imagination. L’Albanie est à des années-lumière de tout cela. Je ne voudrais en aucun cas être politicien en France et devoir gérer les attentes de chacun. J’aimerai encore moins l’ếêtre en Albanie, je serai totalement découragé par le travail à accomplir. C’est peut-être pour cela que le politique semble avoir abandonné la société civile. On parle de corruption, mais peut-on vraiment envisager de reconstruire rapidement un pays qui a peut-être atteint les bas-fonds de la misère sociale ?

Ronan

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